En 1952, la Supérieure générale Mère Saint Jean Desmet, dans la continuité de ses prédecesseures, part visiter les communautés d’Asie. Les voyages vers les Missions permettaient à la Supérieure de mieux connaître la vie dans ces communautés lointaines, d’apprécier par elle-même leur organisation, et de rencontrer les sœurs, personnels et enfants qui y vivaient. En amont de sa venue à Alor Star, Mère Jean reçoit de la part du sultan de Kedah une invitation à prendre le thé. D’apparence simple mondanité, cette tasse de thé trouve ses racines dans le colonialisme britannique et vingt ans de relations entre le sultanat et les sœurs.
La mission malaise des années 1930
La venue des sœurs en Malaisie dépendait de la présence coloniale britannique, ce territoire étant une possession très riche que la Couronne exploitait pleinement. Les sœurs se sont d’abord implantées dans des villes des Straits Settlements (Penang, Singapour et Malacca), le reste de la péninsule du Malaya étant organisée en États fédérés ou non fédérés. Ces États étaient également sous contrôle britannique, bien que leurs sultans respectifs aient disposé d’une certaine autonomie dans leurs affaires. Après les premières fondations de la seconde moitié du XIXe siècle, les sœurs purent ouvrir d’autres établissements à Kuala Lumpur, Seremban, Taiping et Ipoh.
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Dans les années 1930, la Supérieure régionale Mère Saint Tarcisius Salles impulse la fondation d’une dizaine d’annexes, pour certaines dans des zones plus reculées, notamment à destination des populations chinoises et tamoules.
Ces fondations, qui restaient près de la côte ouest du Malaya, ne purent se réaliser sans l’aval des autorités britanniques et des sultans locaux, notamment dans le Kedah et à Johore.
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 Carte des implantations de Malaisie (sans date, archives des sœurs de l'EJNB, 2M22/7)
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Des sultans musulmans patronnent des religieuses catholiques
Malgré les différences culturelles et religieuses, les sultans malais – de même que les colons britanniques – ne pouvaient ignorer les avantages et le faible coût de l’action sociale et éducative des sœurs. De surcroît, l’éducation dans les États malais était en partie laissée à l’appréciation de leurs gouvernements, avec une forte homogénéité ethnique.
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Dans le Kedah, État frontalier de Penang, les sœurs ont été appelées par la sultane Ma Che (diminutif de Che Menjalara ou Cik Menyelara). Elles ouvrent une première école en 1933 à Sungei Patani, suivie en 1934 d’une seconde école à Alor Star (Setar), la plus grande ville du sultanat.
Ma Che, vraisemblablement satisfaite, accueille les sœurs en février 1934 dans son palais pour leur demander d’ouvrir près du palais une institution pour éduquer les jeunes filles de la famille royale, projet qui ne semble pas se concrétiser.
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 Mot écrit par la sultane Ma Che après sa visite dans l'école des soeurs (1934, archives des sœurs de l'EJNB en Malaisie, annales d'Alor Star) |
Ma Che lors de sa visite de l'école d'Alor Star (1934, archives des sœurs de l'EJNB, 2M15/3)
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Que la présence des sœurs dans le Kedah soit réellement voulue par le sultan ou imposée par les Britanniques, la famille royale se montre généreuse à leur égard et joue un rôle de protecteur et mécène, propre à leur condition sociale élevée. Des membres de la famille royale visitaient les écoles, se rendaient aux expositions des élèves et présidaient des remises de prix et de certificats. Ils accordaient des aides financières et certaines propriétés ont été prêtées aux sœurs le temps pour elles d’acquérir un terrain et d’y construire une école. Elles étaient occasionnellement reçues au palais, comme la Supérieure générale Mère Sainte Berthe Bourgoing en 1937 lors de sa visite à Alor Star. Une troisième et dernière école ouvre à Kulim en 1940.
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.jpg) Carte postale du Kedah (années 1930, archives des sœurs de l'EJNB, 2M15/3) |
L’occupation japonaise de la Malaisie
La guerre du Pacifique et l’occupation japonaise bouleversent les sœurs et freinent brutalement leurs missions. Les Japonais envahissent et conquièrent la Malaisie dès décembre 1941 et l’occupent jusqu’en 1945. La Grande-Bretagne, seule face aux forces de l’Axe, doit capituler à Singapour en février 1942, débâcle militaire qui détruit l’image d’un colon européen invincible. Penang et Singapour sont bombardées.
Hostiles à la culture européenne et méprisant les Chinois, les Japonais réquisitionnent ou détruisent une partie des écoles des sœurs. Elles doivent se soumettre à des nouvelles règles, comme l’interdiction du prêche et l’apprentissage obligatoire du japonais, tandis que la menace de l’internement plane sur les sœurs européennes. Les occupants des établissements détruits ou occupés doivent fuir. Les sœurs et leurs enfants à charge vivent alors dans des conditions précaires et manquent de nourriture.
Les missionnaires face à une nouvelle société malaise
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La brutalité de l’occupant concourt à la naissance d’un sentiment d’indépendance, qui perdure après la guerre et le retour des Britanniques en 1945. Bien qu’elle soit sortie vainqueure de la guerre, la Grande-Bretagne voit son prestige définitivement étiolé et a conscience que son modèle colonial doit être repensé, à son avantage, en vue de la décolonisation.
L’Union malaise est créée en 1946, puis remplacée par la Fédération de Malaisie en 1948 ; les États et sultanats malais deviennent alors des protectorats. Cela ne freine pas la grande impopularité des Britanniques, qui se maintiennent sur place en réprimant les grèves, jouant sur les rivalités entre les ethnies et isolent les communistes malais qui tentent en vain de mobiliser en masse la population.
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 Présentation du sultan de Kedah après la décolonisation (1957, archives des sœurs de l'EJNB, 2M1/13)
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Les soeurs peuvent revenir dès la fin de la guerre dans leurs établissements et commencent à reconstruire. Après quatre années de guerre pendant lesquelles le rythme scolaire a été morcelé voire inexistant, elles font face à une très forte demande éducative. De nouvelles soeurs converses indigènes sont recrutées, tandis que des soeurs missionnaires européennes arrivent dès 1946-1947. Si la situation politique ne met pas les soeurs en danger, elles durent toutefois s’intégrer dans le nouveau jeu colonial d’après-guerre. Elles bénéficient du soutien du gouvernement anglais, mais également d’États malais musulmans, pour reprendre leurs missions sociales et éducatives.
Postulantes et novices du noviciat de Penang (vers 1950, archives des sœurs de l'EJNB, n°445)
Toutefois, elles ne purent continuer leur mission dans les hôpitaux et durent composer avec des nouvelles obligations, comme l’enseignement du malais comme langue vivante ou la syndicalisation des enseignants. Ainsi, les soeurs, à la fois missionnaires européennes et natives de Malaisie, proches des Britanniques et aussi des sultans, recevant dans leurs classes des Européennes favorisées comme des Malaises pauvres, se retrouvaient prises entre deux mondes qui s’entrechoquaient de plus en plus.
Salle de classe à Penang (années 1950, archives des sœurs de l'EJNB, 2M22/7)
Entretenir ses relations : Mère Jean prend le thé
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Après les dures années d’occupation, la Supérieure générale Mère Sainte Berthe Bourgoing revint en 1946 visiter les communautés d’Asie. Six années plus tard, la nouvelle Supérieure Mère Saint Jean Desmet, élue en 1950, effectue ce voyage accompagnée de sa conseillère Mère Sainte Jeanne d’Arc Decroix, où leur venue dans les communautés est l’occasion de festivités et réjouissances.
La date de 1952 n’est pas due au hasard : elle marque le centenaire de la fondation à Penang, première terre de mission des soeurs de la congrégation.
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 Mère Jean lors de son voyage en Malaisie (1952, archives des sœurs de l'EJNB, 1M41/19)
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Mère Jean reçoit en amont de sa visite à Alor Star, par l’intermédiaire de Mère Tarcisius, une invitation à prendre le thé chez le sultan. Le maintien des relations entre le sultanat et les soeurs est significatif et marque une volonté mutuelle de poursuivre selon l’ancien ordre. Le sultan, qui a étudié en Europe, connaissait quelques rudiments de français et se montrait manifestement favorable envers les Britanniques.
En 1950, le secrétaire d’État du Kedah aurait déclaré à la supérieure régionale de Malaisie que : « Nous voulons des écoles missionnaires dans le Kedah ».
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 Adresse du Sultan dans le livret du centenaire (1952, archives des sœurs de l'EJNB, n°327)
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Invitation à prendre le thé adressée à Mère Jean (1952, archives des sœurs de l'EJNB, 2M15/4)
Mère Jean arrive à Alor Star le 15 avril, accompagnée de son assistante et d’autres soeurs ayant des responsabilités en Malaisie. L’école Saint Nicolas d’Alor Star recevait 539 enfants en 1952, pour seulement deux soeurs présentes sur place, aidées par des enseignantes laïques.
École d'Alor Star (1952, archives des sœurs de l'EJNB, n°445)
Réception de Mère Jean à Alor Star (1952, archives des sœurs de l'EJNB, n°445)
Après une visite de l’école, les soeurs se rendent au palais du sultan. Celui-ci et son épouse leur font visiter plusieurs appartements du palais et leur montrent notamment des candélabres fabriquées à Venise. La visite se poursuit dans les jardins où le sultan, passionné par les fleurs, employait 39 jardiniers pour les jardins de sa demeure.
Les soeurs et le couple royal dans les jardins (1952, archives des sœurs de l'EJNB, n°445)
Deux soeurs prennent le thé avec le couple royal (1952, archives des sœurs de l'EJNB, n°445)
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Les soeurs repartent dans l’école après leur visite. Mère Jean reste à Alor Star pour une seconde journée, où elle se rend dans les classes, adresse des mots d’encouragement aux enfants et leur distribue des friandises. Elle écrit quelques lignes dans les annales pour exprimer sa joie, et promet de revenir dans trois ans.
Elle revient en 1955, à l’aube de l’indépendance malaise de 1957, qui marque une nouvelle rupture pour les soeurs et leurs missions.
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 Journal Singapore Standard sur l'indépendance malaise (1957, archives des sœurs de l'EJNB, 2M1/13)
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Pour en savoir plus...
Bibliographie
Carter, Alexandra. 2008. « Le long retour du colonisateur : les Britanniques et le choc de la Seconde Guerre mondiale en Malaisie (1941-1948). ». Relations internationales, 134, p. 19-35.
Chen Yen Ling. Lessons from my School: The Journey of the French Nuns and their Convent Schools. Kulim, IJ Enterprises Sdn. 2019.
Chen Yen Ling. Convents of the Saint Maur Sisters. A Nostalgic Road in the East. Kulim, IJ Enterprises Sdn. 2024.
Lafaye de Micheaux, Elsa. « 1874-1969, la marque de l’héritage britannique ». La Malaisie, un modèle de développement souverain ?, ENS Éditions, 2012.
Nguyen, Eric. L’Asie géopolitique : de la colonisation à la conquête du monde. Paris, Jeunes Editions, 2006.
Teik, Boo Khoo. Ethnic Structure, Inequality and Governance in the Public Sector : Malaysian Experiences. Genève, United Nations Research Institute for Social Development, 2005.
Article rédigé par Anaëlle Herrewyn, archiviste des sœurs de l'Enfant Jésus - Nicolas Barré